C’est la réalité qui est fantastique. Jean Eustache aimait le cinéma fantastique, au sens dostoïevskien du terme. Il aimait Mizoguchi et Bresson. Il disait qu’on devait saisir l’air du temps au vol, comme Céline, Proust et Bernanos. Chercher la vérité à l’intérieur de soi. Son autobiographie transposée, déploiement paroxystique du faux-semblant, du Père Noël a les yeux bleus aux Photos d’Alix, est enfin compilée dans un coffret Blu-Ray / DVD. Il voulait que le cinéma ne soit rien d’autre que l’enregistrement pur et simple de la réalité, sans aucune subjectivité. Le son de La Maman et la putain est d’ailleurs du direct absolu. Tout est en direct : la musique, les coups de téléphone, tout ce qui peut être truqué ne l’est pas. On ne lui pardonnera jamais, comme Céline avec le Voyage. Quand le petit dandy en col bleu « monte » à Paris, en provenance de Narbonne, il passe le plus clair de son temps libre à la Cinémathèque, où il fait la rencontre des principaux acteurs de la Nouvelle Vague, qu’il supplantera un par un. Il n’y a pas de cinéma difficile d’accès ou de réalisateur obscur. Simplement du bon ou du mauvais.
Pour les plus jeunes de nos lecteurs, Eustache, c’est quoi exactement ? C’est l’intégralité du réel, retourné sur lui-même cent fois, mis en lumière par la fiction. C’est bien sûr Léaud en Eustache à foulard ; Bernadette Lafont en Catherine Garnier, la maquilleuse du film, avec qui Eustache est alors en couple ; Françoise Lebrun (alors séparée d’Eustache, qui donne son « rôle » dans la vie à Isabelle Weingarten) en Véronika… C’est aussi les balades à vélo sous les arbres tendronniers qui bavent, et avec elles la découverte des amours adolescentes. C’est évidemment Michael Lonsdale qui raconte les escapades voyeuristes d’un autre, en les jouant comme s’il s’agissait des siennes, dans un diptyque qui mélange document et fiction…
Au moment de la sortie de La Maman et la putain, le réalisateur a le désir que le film, que tout film, soit vu. Il a même tout fait pour que le sien ne soit pas enterré. Révolutionnaire, authentique et intransigeant, Eustache en arrivera finalement à censurer le public à qui il refusera le droit de voir ses films. Au moment du tournage de Numéro Zéro, qu’il produit lui-même, il se rend compte qu’il s’est trompé. Tout ce temps perdu à se casser la tête pour essayer de montrer des films que personne ne veut voir ! Si le public se sent concerné, alors très bien, qu’il fasse quelque chose. Il faut que le public se batte pour accéder au film sinon c’est trop facile. Eustache veut éviter le piège de l’artiste qui doit se « montrer » et garde donc son film au chaud, en attendant que son prix monte, afin de le vendre au plus offrant, qui en fera bien ce qu’il voudra : « le type qui dessine une automobile ne pense pas au chauffeur qui la conduira, parce qu’il serait trop malheureux ». Eustache a tant apporté, tant donné, à tous les vampires qui se sont gavés du sang de son cinéma, qu’a-t-il reçu en échange ? Des stigmates inutiles. Plus de quarante ans après sa mort, le cinéma d’Eustache frappe toujours aussi fort. Comme pour réveiller un mort.

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