En ces temps sombres et guerriers, alourdis par le poids des news, des images et du quotidien qui devient de plus en plus gris, que faire pour s’évader, ou plutôt pour se souvenir de ce qui est véritablement ? Que faire pour retrouver un peu de l’essence de la vie et de sa magie ? Se replonger en enfance bien sûr, et en l’occurrence dans celle de Pierre Loti !
Nous aurions bien aimé, à Playboy, vous conseiller les plus beaux textes de la rentrée littéraire mais malheureusement la littérature contemporaine a souvent abandonné la beauté et la grandeur depuis bien longtemps. Alors nous allons repêcher, si l’on peut dire, un auteur mort plus vivant que nos vivants : Pierre Loti. Ce personnage magnifique, qu’on fantasme parfois homosexuel proustien et lyrique, parfois voyageur marin converti à l’islam le plus pur ; c’est surtout l’une des plus belles plumes de la littérature française. Il faut s’imaginer un Proust plus campagnard, moins tortueux et parfois encore plus délicat. Un homme fantasque, modeux, rebelle, libre, playboyien ! Il écrivait sur ses voyages, sur l’Orient, sur les femmes et les paysages, sur la lumière et les sentiments, en fiction ou en autobiographie, mais aussi sur lui, et ici, nous pensons à son Roman d’un enfant ! L’esprit Playboy c’est aussi l’esprit tout court et la délicatesse qui se rebelle contre la laideur ! Loti c’est une porte d’entrée vers l’immense littérature parfaite : c’est aussi facile à engloutir qu’un livre pour enfant et aussi beau et fin que Proust ou Nabokov !

Extraits :

« Par des défilés, des ravins, des traverses, cinq heures de route, pendant lesquelles tout fut enchantement pour moi. En plus de la nouveauté de ces montagnes, il y avait aussi des changements complets dans toutes choses : le sol, les pierres prenaient une ardente couleur rouge ; au lieu de nos villages, toujours si blancs sous leur couche de chaux neigeuse, et toujours si bas, comme n’osant pas s’élever au milieu de l’immense uniformité des plaines, ici les maisons, rougeâtres autant que les rochers, se dressaient en vieux pignons, en vieilles tourelles, et se perchaient bien haut, sur les sommets des collines ; les paysans plus bruns parlaient un langage incompréhensible, et je regardais surtout ces femmes qui marchaient avec un balancement de hanches inusité chez nos paysannes, portant sur leur tête des fardeaux, des gerbes, ou de grandes buires de cuivre brillant. Toute mon intelligence était tendue, vibrante, dangereusement charmée par cette première révélation d’aspects étrangers et inconnus. »

« Je m’approchai bien près pour découvrir ses yeux qui m’intriguaient, et alors tout à coup je les vis très bien, malgré l’obscurité toujours plus épaisse et plus alourdie : ils souriaient aussi, comme sa bouche ; – et ils n’étaient pas quelconques, – comme si, par exemple, elle n’eût représenté qu’une impersonnelle statue de la jeunesse; – non, ils étaient très particuliers au contraire ; ils étaient les yeux de quelqu’un ; de plus en plus je me rappelais ce regard déjà aimé et je le retrouvais, avec des élans de tendresse infinie…
Réveillé alors en sursaut, je cherchai à retenir son fantôme, qui fuyait, qui fuyait, qui devenait plus insaisissable et plus irréel, à mesure que mon esprit s’éclairait davantage, dans son effort pour se souvenir. Était-ce bien possible, pourtant, qu’elle ne fût et n’eût jamais été qu’un rien sans vie, replongé maintenant pour toujours dans le néant des choses imaginaires, effacées… Je désirais me rendormir, pour la revoir ; l’idée que c’était fini, rien qu’un rêve, me causait une déception, presque une désespérance.
Et je fus très long à l’oublier ; je l’aimais, je l’aimais tendrement ; dès que je repensais à elle, c’était avec une commotion intérieure, à la fois douce et douloureuse ; tout ce qui n’était pas elle me semblait, pour le moment, décoloré et amoindri. C’était bien l’amour, le vrai amour, avec son immense mélancolie et son immense mystère, avec son suprême charme triste, laissé ensuite comme un parfum à tout ce qu’il a touché ; ce coin de la cour, où elle m’était apparue, et ce vieux rosier sans fleurs qui l’avait entourée de ses branches, gardaient pour moi quelque chose d’angoissant et de délicieux qui leur venait d’elle. »