Hélène, c’est la fille de Zeus et la plus belle femme du monde. C’est tout là-haut, si haut, tout en haut de la montagne de la chanson française que la jeune Hélène Sio rend grâce à son prénom, dans sa vallée à elle, colorée d’un vert disco qui surprend tant elle nous attrape par la manche dès qu’elle s’assoit au piano pour nous faire entrer dans un univers qu’on imagine plutôt volontiers noir et blanc, ralenti, hivernal mais chaleureux, comme quand on allume le feu de cheminée chez les grands-parents. Hélène Sio, c’est une sorte de Lily-Rose Depp qui n’aurait pas tourné dans l’excellente série « The Idol » pour exorciser les démons de sa vie d’adolescente en Californie mais qu’on aurait plutôt emmitouflée dans une couette bien française, toute douce, et bercée sur des airs de Barbara.

C’est le 1 er Février (2024, donc) que j’ai pu enfin découvrir Hélène sur scène à la Maroquinerie. La chanceuse est très bien entourée par un management à la hauteur, de goût, et qui croit en elle. C’est ce même management qui m’a gentiment convié à ce merveilleux évènement où je n’aurais probablement pas osé aller par moi-même, toujours très près de mes amours, de mes découvertes, et des pépites artistiques que je garde au chaud dans mes poches comme d’autres leurs pièces d’or. Hélène, je l’avais aperçue, comme beaucoup, quand plus jeune, elle avait participé à The Voice. Inutile de revenir sur cet épisode de sa vie qui, s’il lui a changée, c’est certain, n’a pas tellement d’intérêt par rapport à l’artiste qu’elle est aujourd’hui. Elle n’avait rien à y faire (si ce n’est chanter la plus belle chanson de Bashung, ce qui en disait long, et faire de ses quelques prestations des bijoux), elle avait déjà tout. Déjà, je lui avais trouvé quelque chose dans ce tout, et puis petit à petit, avec le temps, sur son instagram totalement confidentiel, elle grandissait, d’image en image, de petites reprises en intimes vidéos tournées dans la pénombre de son nid, derrière son clavier. Elle avait trouvé sa voix, et ce vibrato ahurissant que je reconnaitrais parmi un million. C’est un vibrato rapide, qui chante comme les oiseaux, mais sans leur naïveté dansante remplacée chez Hélène par une sorte de souffrance maitrisée, de cri caché d’un soldat revenu des tranchées et qui se confie à un frère d’armes. C’est ça, la voix d’Hélène Sio, c’est la nostalgie déchirante et les souvenirs qui pleurent mais planqués derrière le sourire du sage. La découvrir sur scène m’a confirmé ce sentiment, elle est à la fois une petite fille qu’on veut protéger et comme une mère qui déguise sa peine en charme qui danse. Pour moi, la voix d’Hélène est un mystère qui échappe à la logique, comme le frisson de l’amour, auquel, en musique, et aussi en poésie, il faut toujours revenir. On pourrait en faire une analyse temps par temps qu’on n’en trouverait pas mieux le secret ni la technique, pas plus qu’en énumérant toutes les syllabes qui entrent dans un vers de Rimbaud. Elle a un miracle dans la voix : en général, la musique trahit le poème, elle n’y ajoute que la bêtise. Elle réduit les plus belles œuvres de l’esprit et de la littérature, en les rendant triviales et temporelles. Elle remplace l’immensité par le miel pourri du sentiment. Hélène Sio fait partie des artistes touchés par la grâce chez qui la sensibilité est intelligente et l’intelligence sensible, et ce pouvoir lui permet d’entrevoir la possibilité de mettre en musique des mots, et les enjoliver même par la musique, par le son de sa propre voix, comme si sa voix était la musique en soi, un objet de la nature déposé sur nos chemins pour l’admirer.

L’originalité de ce concert pour la jeune chanteuse c’est qu’elle a réussi à bourrer la salle sans avoir encore véritablement sorti quoi que ce soit officiellement : un single, très efficace, que tout le monde connaissait par cœur, des reprises sur ses réseaux et sur Youtube, quelques performances ici et là, à la télévision ou alors, mais c’est tout. Comment alors tenir tout un concert ? Je me demandais si elle allait jouer la facilité en enchainant les reprises… Et non, à part une reprise de Disiz (joli buzz sur internet), tout lui appartient. J’ignore s’il s’agit précisément de la tracklist d’un album à venir mais j’ai été surpris. Je l’attendais au tournant, parce qu’une carrière ce n’est jamais un joli visage, une belle voix ou des outfits de malade, c’est uniquement la composition, les chansons, et s’il n’y a pas de chansons alors il n’y a rien. Alors, Hélène, qu’est-ce qu’il y a ? D’abord, j’y reviens, il y a les morceaux au piano. La jeune chanteuse en propose trois, à la suite, au milieu de son tour de chant : « Pour te plaire », « Les ratures », « Le soir au bord de l’eau ». Les trois sont splendides, ce sont ses joyaux et là où pour moi elle excelle. J’ai d’ailleurs remarqué quelque chose qui m’a peiné dans l’attitude de la chanteuse par rapport à ce moment suspendu : peut-être qu’elle a trop entendu qu’il ne fallait pas beaucoup de « temps morts » dans un concert, qu’il fallait alterner le dansant et le calme, que ceci ou cela, je ne sais que trop bien que le milieu de la musique regorge de connards aux conseils tous les plus débiles les uns que les autres, et souvent totalement soutenus par des artistes tout aussi idiots, mais j’ai trouvé que la belle Hélène s’excusait presque de jouer ces chansons, qu’elle tentait de les expédier, voire qu’elle les enrobait d’une sorte de second degré qui n’était pas mérité. Alors, à la fois c’était très charmant parce que les prises de paroles de l’artiste entre ses chansons permettaient de montrer tout son esprit, son intelligence, sa vivacité, son charme et son humour (l’anecdote sur son utilisation toxique à mort mais très romantique de Paypal – vous vous démerderez pour avoir la réf’, comme on dit – est magnifique), mais c’était aussi touchant et triste pour moi. Touchant parce que je suis aussi artistique, musicien, écrivain, ce qu’on veut, toujours avec des chansons trop longues, trop tristes, trop lentes, des textes trop passionnés, « trop » tout, et je connais bien ce sentiment, celui de l’humour utilisé pour se sortir des griffes de cette impression étrange, entre la honte, la culpabilité et d’une certaine manière la rage, cette rigolade dont on se sert pour rendre plus légers les instants qui pourtant comptent le plus. Hélène en a joué et abusé, d’anecdotes en anecdotes, allant parfois jusqu’à carrément couper ses phrases chantées pour glisser à son public que c’était bientôt fini, comme si elle craignait les ennuyer. Si un jour tu me lis, chère Hélène, n’écoute plus ce petit diable sur ton épaule – peut-être est-ce ta mèche noire qui te parle ? –, et prends le temps d’envoyer profondément dans les âmes de tes auditeurs tes chansons les plus lentes, les plus tristes, les plus belles. On ne vient pas te voir comme on va voir Iggy Pop ou Drake, et c’est justement en imposant ce que tu es que tu gagneras, et quoi que tu en penses, quoi qu’on te conseille, tu seras toujours plus ce diamant d’élégance et de tristesse, cette Barbara, allez, j’ose, cette Régine Crespin chantant Fauré en mode acidulée, plutôt qu’une énième Clara Luciani.

J’étais heureux de découvrir des compositions originales, comme j’aime, de ce niveau. « Pour te plaire », dont je propose un extrait filmé à l’arrache lors du concert de la Maroquinerie, est une ritournelle simple, aux très belles paroles, avec ces petites nuances dans la mélodie qui parfois tendent presque vers du Muse en dentelles. Mais il faut aussi rendre à César ce qui appartient à Hélène : son autre versant, plus pop, variété, rock parfois, que je redoutais était aussi très bon, en grande partie grâce au jeu de scène de la chanteuse. Dans ma vie de spectateur de concert, j’ai vu tout le monde, ou presque, tous les grands, les monstres, mes idoles, mes non-idoles, de Lady Gaga à Bruce Springsteen, d’Oasis aux Guns N’Roses, d’Iron Maiden à Lana Del Rey, de Leonard Cohen à Nick Cave… Ils sont rares les chanteurs, spécifiquement, qui m’ont impressionné dans la maitrise de leur voix sur scène, avec les dangers du live, les embuches techniques, les mauvais retours, etc. Ben Harper m’avait fait cet effet, en acoustique aux Folies Bergères, Bon Jovi aussi en 2010 à l’O2 Arena, Matthew Bellamy à l’Olympia, et Hélène m’a fait penser à ces souvenirs pendant son concert. C’est ce qui m’a le plus impressionné : sa capacité à chanter, concentrée, comme dans sa chambre, sans trop pousser, en respectant toutes ses inflexions et ses nuances, sans mettre une seule note à côté. Ce niveau de chant est rarissime en live, et c’est d’autant plus impressionnant chez des artistes qui ne font pas de la performance vocale en premier lieu. Savoir chantonner, murmurer, sur scène, c’est un don !
Au-delà de cette considération plus technique, je suis obligé de souligner son charisme et sa capacité, avec classe, sans jamais exagérer ni les mouvements, ni les grimaces et pas même la danse, à capter la lumière et le regard et, il faut bien le dire, à insuffler une dimension érotique à son jeu de scène. Certaines chansons sont très réussies : le refrain d' »Octobre » avec sa petite pause à la lancée est efficace ; « Inconnue à cette adresse » est excellente même si je n’ai pas pu ne pas entendre « Résiste » de France Gall (ou plutôt de Michel Berger) ; son single « J’aime toucher vous » est quasiment un tube ; « Laissez-moi » est aussi bonne ; et j’ai même entendu du Radiohead (dans ce qu’ils ont de bien) dans « Flashlight » ou dans les cris finaux qui planent et qui font sortir de la poitrine de la chanteuse un tout autre son que son habituel filet de voix. Mon seul bémol, je m’en permets un, c’est le choix de finir le concert en fond de scène, aux tambours. C’est un gimmick déjà vu souvent que les chanteurs, et il faut bien le dire surtout les chanteuses, utilisent pour jouer d’un instrument supplémentaire et cela n’apporte jamais grand chose, et pire ici, même si elle n’en est pas responsable, la lumière sur elle à ce moment-là ne la mettait pas en valeur dans sa robe verte, elle pourtant si sublime, charmeuse, rayonnante, captivante toute la soirée.
Le groupe ne trainait pas la patte ! La guitariste androgyne (je ressors le mot après 15 ans d’oubli) était très charismatique et les arrangements, notamment pour terminer les morceaux, de bon goût. Même le mix et les lumières étaient au niveau ! Ça aussi, c’est rare, alors disons-le ! Images :

 

 

Je vois trois jeunes femmes incarner l’avenir de la chanson française et écraser de leur talent toute la concurrence. Pomme, bien sûr, qui malgré son errance idéologique dans laquelle, je prie pour elle, elle ne continuera pas de s’enfoncer, a une voix éternelle, splendide, et une direction artistique originale et onirique qui en ont déjà fait une star ; Janie dont le premier album était un chef-d’œuvre total,  mais qui a raté le deuxième et semble avoir remplacé Marso qui avait produit le premier album (en plus d’être son amoureux) pour le sempiternel Adrien Gallo pour écrire avec elle la suite de sa carrière et cela ne me rassure pas tellement pour elle ; et notre chère Hélène, qui est la plus jeune, la plus fraiche, la petite qui n’a pas encore déployé pleinement ses ailes mais me paraît avoir un potentiel extraordinaire. Elle a l’allure, le visage, la voix, le corps sur scène, elle a même des talents d’auteur, des talents mélodiques de compositrice, maintenant il va juste lui falloir passer le cap le plus cruel et le plus difficile : savoir s’entourer, et parvenir à attraper les chansons qui la feront ou non exploser. Je ne la crois pas avoir comme destinée d’être forcément médiatisée comme une Angèle ou une Louane, je lui souhaite plutôt, et je crains que son intelligence et sa subtilité ne l’y condamnent, une carrière un poil plus teintée d’underground, de marginalité, de sincérité donc, qu’elle devienne une Catherine Ringer, une Vanessa Paradis, une Barbara, une Véronique Sanson, une Brigitte Fontaine ou une Mélissa Mars, qu’elle puisse garder sa pureté, qu’elle creuse plutôt la vérité artistique, la profondeur et la beauté plutôt que la reconnaissance et les chiffres aseptisés. Mais après tout, elle a de quoi faire les deux, si cela ne dépendait qu’elle… Je considère qu’il faut toujours juger une musique sur le génie qu’elle peut avoir à exprimer l’inexprimable. Hélène Sio c’est une voix qui dit tout, qui n’a pas besoin de texte et qui pourtant sublime la langue qu’elle articule comme une actrice, puisque jamais le chant ne doit transcrire ou traduire un texte, et encore moins l’illustrer, mais le transposer dans un autre monde, un nouveau monde, celui de la connaissance de l’émotion. La musique d’Hélène Sio semble simple et facile parce qu’elle est sans bruit et sans hurlements et parce qu’elle ne fait jamais de vacarme, on la pourrait penser sans élan. Enfin, elle paraît se jouer dans la retenue ou la demi-teinte parce qu’elle maîtrise les paradoxes, le chaud et le froid, le clair et l’obscur. Faux ! On se surprend alors à être étonné de tout ce qu’elle cache : quand on pénètre dans sa subtilité, on ressent soudain, à sa juste valeur, la force des éclats, de la passion, de la tragédie, autant qu’on voit le charme fou de sa tendresse et les séductions de sa mélancolie. 
Hélène Sio jouera à nouveau à Paris et elle va même le refaire très vite, le 8 mars dans un cadre moins personnel puisqu’il s’agira plutôt d’un plateau collectif que de son propre concert : le festival du club Les Bains. Allez-y ! J’y serai peut-être, et si je n’y suis pas, je serai là, jamais très loin, à encourager cette artiste qui ignore peut-être elle même le miracle qu’elle est, et que je voudrais ne jamais voir s’abîmer mais plutôt s’illuminer et traverser les âmes d’un public qui ne demande que ça, qui a trop oublié ce qu’était la beauté, qui a éteint en lui la joie mais aussi le droit à la belle tristesse, ces merveilles de sentiments que la belle Hélène Sio saurait faire renaître, elle qui ne veut que toucher le monde et embrasser ses ratures.

David Vesper

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