Le Château de Versailles rend hommage au peintre Horace Vernet (1789-1863) à travers une exposition exceptionnelle : vous avez jusqu’au 17 mars pour découvrir les deux cents œuvres qui retracent le parcours de l’artiste !

« Je hais cet homme parce que ses tableaux ne sont point 
de la peinture, mais une masturbation agile et fréquente. 
»
— Charles Baudelaire

Horace Vernet aime le désert, la poudre et le sang. Son truc, ce sont les tempêtes humaines : les batailles, les régiments, les chevaux qui cabrent, les hommes qui tuent. Il admire les hussards, les baïonnettes, les officiers sur leurs destriers, les uniformes… Il rêve du bleu sombre des infanteries, du rouge éclatant des cuirassiers. Il pare de couleurs vives ces enfers de poussière et de fer que furent les anciennes gloires militaires de la France.
Horace Vernet fut toujours du côté du Pouvoir. C’est peut-être pour cela qu’il fut à la fois célèbre et mal-aimé : tous les grands esprits littéraires de son temps l’ont boudé, de Victor Hugo à Emile Zola, en passant par Baudelaire — qui haïssait par principe tous les militaires, depuis son beau-père le général Aupick. Il n’a été défendu que par Stendhal, militaire lui-même, qui voyait de la nouveauté et du réalisme ses scènes de bataille.
Mais avant devenir le peintre officiel des conquêtes de la monarchie de Juillet, on oublie parfois que Vernet eut une jeunesse d’opiniâtre et de révolté, et qu’il fut le chef de file des romantiques. Cette exposition nous rappelle sa profonde amitié avec Géricault : tous deux ont le même âge, vivent rue des Martyrs, voyagent ensemble et partagent la même passion pour Lord Byron et les chevaux. C’est d’ailleurs Vernet qui immortalisa le visage de cet ami mort trop jeune, à trente-deux ans, d’une chute de cheval (ou « d’avoir trop fait l’amour » selon Elie Faure, ce qui revient au même).

Mazeppa aux loups, 1826 (œuvre qui fut endommagée par l’artiste lui-même qui s’exerçait à l’escrime dans son atelier)

Géricault par Vernet, 1823

L’exposition retrace l’évolution à rebours de ce romantique impertinent devenu le peintre le plus classiquement officiel de son époque. Sortant de sa période romantique comme on sort de l’adolescence, à côté de quelques scènes bibliques, il se lance à pleine palette dans la représentation de batailles historiques de France (Bouvines, Fontenoy…), d’épisodes napoléoniens (Wagram, Iéna, Pont d’Arcole…). Il brosse aussi quelques allégories comme « Socialisme et choléra » (au choix). Mais c’est surtout l’actualité brûlante de son temps qui va l’intéresser : il peint des scènes parisiennes qui lui sont contemporaines comme la « Barricade dans la rue de Soufflot » ou « La Barrière de Clichy », où Vernet a lui-même combattu pour repousser sept cent mille Prussiens pressant aux portes de Paris.

La Barrière de Clichy. Défense de Paris, le 30 mars 1814, 1820

Mais cette rétrospective met surtout en lumière l’importance des voyages d’Horace Vernet, notamment en Italie et en Algérie. Sa boussole pointe vers l’Orient : il peint des scènes berbères, un marché d’esclaves ou une saisissante « Chasse au lion » dans le Sahara. Moins novateur que Chassériau ou Delacroix, il n’en reste que son classicisme formel et sa précision — Vernet est obsédé par l’exactitude du détail — ont quelque chose d’envoûtant et de spectaculaire.

La Chasse au lion (1836)

Un immense tableau inachevé est judicieusement exposé derrière un escabeau, comme si Vernet allait repasser en fin de journée au château pour l’achever : avec « La prise de Tanger » on se rend compte de la façon dont procédait le peintre pour réaliser ses toiles monumentales (commençant par un dessin, à peine visible, et faisant progresser la couleur touche par touche depuis le haut de la toile) :

Vernet alterne donc les sujets civils, religieux, et surtout militaires. Il va dédier sa peinture à tout ce que l’Histoire de France contient de belliqueux, de fulgurant et de brutalement triomphant. Sur ses toiles, il inscrit à jamais cette image du troupier français vainqueur du monde entier, autrefois glorifié mais pour toujours insupportable.
C’est Vernet lui-même qui fut chargé de décorer les salles d’Afrique du château de Versailles. Libre de s’exprimer sur des murs si vastes, il va s’en donner à cœur joie : les coloniaux en grande pompe, les uniformes qui brillent sous le soleil d’Afrique, les postures vaillantes… En contraste total avec l’esprit décolonial de notre époque ! Depuis vingt ans maintenant, ces grands tableaux exaltant la conquête coloniale sont restés cachés au public. Une très mauvaise idée : d’abord, parce qu’il est tartuffement ridicule d’avoir honte de ces œuvres d’art ; ensuite, parce qu’il faut bien regarder les choses en face pour les assumer. Il n’y a pas de repentance dans l’ignorance.
Le clou du spectacle, c’est évidemment la « Prise de la smala d’Abdelkader par le duc d’Aumale à Taguin ». Toute une cavalcade dans le désert, une charge furieuse à couper le souffle. Ce tableau impressionne immédiatement par son format : 21 mètres de long ! Le plus grand de son siècle. Cent mètres carrés d’effroi… Qu’on ose dire que la taille ne compte pas ! Il faut s’accrocher pour l’englober d’un seul œil, le photographier ou le filmer. On est forcé de marcher devant, tout du long, comme un commandant qui passe ses troupes en revue.

Une immense fresque, vive, grandiloquente, avec du mouvement partout. Les canons qui luisent, le désordre de l’urgence, les gestes et les regards qui en disent long sur la terrible façon dont se crée l’Histoire. L’écrasement, la débandade, les tentes qui s’effondrent, les guerriers en déroute… Les femmes qui lèvent des bras nus implorant, une autre à demi dévêtue, un juif qui enserre sa bourse en fuyant, des esclaves saisis dans le plus simple appareil ou embrochant une pastèque… Et au milieu de ce tohu-bohu, le duc, fier et droit sur son cheval blanc, qui dirige l’opération comme un chef d’orchestre au milieu du chaos.
Là où Vernet souhaite rendre compte de la puissance militaire française, étendant sa civilisation avec ses soldats dressés comme des statues antiques, la scène n’est plus aujourd’hui que l’illustration d’une charge agressive contre un campement de femmes, d’enfants et de vieillards dont le seul crime semble d’avoir conservé l’espoir de résister face à l’envahisseur. C’est toute la force colonialiste qui se révèle dans cette épreuve de force asymétrique, où la domination oppressante du plus fort ne laisse aucun espoir à son adversaire (toute ressemblance avec une actualité récente est fortuite).
On se laisse néanmoins transporter au cœur des événements. C’est que la prise de la smala  est une étape important et de la conquête de l’Algérie par la France. Cet immense campement mobile servait de quartier général à Abdelkader, chef militaire influent à la tête de la résistance algérienne. Cette sorte de ville itinérante, très organisée, circulaire, abritait non seulement ses troupes mais aussi une population de civils, son administration et ses richesses. L’émir pouvait ainsi se déplacer rapidement, mener ses guérillas et éviter l’assaut direct des troupes françaises. Mais en 1843, le duc d’Aumale, avec une force de cavalerie d’environ 500 hommes,  réussit à surprendre la smala qui comptait près de 20 000 âmes dont 5 000 combattants. L’assaut a été rapide et dévastateur. Un terrible coup pour Abdelkader : ses troupes n’étaient pas préparées à une attaque et ont été dispersées. Il perdit non seulement une importante partie de ses ressources, mais aussi le prestige et l’autorité nécessaire pour rallier les tribus algériennes à sa cause. Cette prise a fortement contribué à affaiblir la résistance algérienne, et à asseoir la domination de la France sur la région.

Pour finir, laissons le dernier mot à Théophile Gautier, qui écrivit au sujet de cette oeuvre :

« De si beaux ennemis doivent être peints avec gravité et respect. — Il n’y a rien de gai d’ailleurs dans cette irruption soudaine et violente d’un escadron de cavalerie au milieu d’un camp rempli de femmes, d’enfants et de vieillards ! — Tuons les Arabes, puisque nous sommes en guerre avec eux, mais ne les peignons pas faisant pour mourir des grimaces de Bobèche ; ils défendent leur religion et leur patrie, et ceux qui tombent sous nos balles voient déjà de leurs yeux voilés de sang s’entr’ouvrir le paradis de Mahomet avec les trois cercles de houris bleues, vertes et rouges, car ce sont des saints et des martyrs. »

Dimitri Laurent