Dans le sillage du Fils de Saul de László Nemes, La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer prend le parti de ne pas représenter l’inconcevable holocauste, en espérant qu’on sente bien tout le poids de son absence, comme Roger Gilbert-Lecomte avec Dieu. Le camp, ainsi que les chambres à gaz, demeurent donc hors-champ, derrière les murs qui encerclent le domicile du couple Höss, qui passe du bon temps autour de la piscine. Malheureusement, on tourne rapidement en rond dans le jardin d’Éden de la maison, et même à vide. À l’ombre des miradors d’Auschwitz, le film n’arrive pas à extirper des ténèbres la personnalité de Rudolf Höss, le commandant d’Auschwitz entre 1940 et 1945 (avec une petite pause en 1943 pour reprendre du poil de la bête) qui demeure elle aussi hors-champ, impénétrable, alors que c’est l’essentiel du sujet. En voulant s’éloigner de toute accusation de fétichisation de l’horreur nazie, Glazer joue la carte du formalisme forceur. L’atmosphère monotone aseptisée, les longs plans fixes, presque cliniques, sont un peu poussifs. On stagne rapidement dans l’herbe. On a compris, le film refuse tout sentimentalisme puisque Höss n’en avait lui-même aucun, etc. Mais quand même, l’ambiance télé-réalité du film est une trouvaille en soi. Quiconque est friand de Love Island n’aura pu qu’admirer les similitudes. Normalisée et trivialisée, la Solution finale devient la bande-son d’une vie tranquille, parsemée de baignades dans la rivière, de petits plats faits maison et de soirées beuverie. On s’habitue à tout, comme disait Johnny Hallyday.
Dans ses mémoires, document d’une importance évidemment capitale, Höss explique, et on veut bien le croire, qu’il n’avait pas le temps de s’ennuyer à Auschwitz. Dans la salle, au bout de vingt minutes, on se fait pourtant bien chier. Höss parle également d’une vie de torture. Pour lui ! Pour nous aussi… Constamment épié dans ses moindres faits et gestes, il devait soi-disant faire preuve d’une concentration de tous les instants pour masquer ses vrais sentiments. Monsieur devait « paraître » froid et indifférent. Et quand il était submergé d’émotion, après avoir passé toute la journée à regarder par la lorgnette des chambres à gaz si les opérations se déroulaient bien, il allait se vider l’esprit en montant à cheval. Seule une longue chevauchée pouvait le calmer. Tu parles ! Il n’avait pas besoin de faire l’acteur… Le Höss du film semble un peu perdu dans ce décor, totalement apathique, presque désincarné, et pas vraiment stressé par la difficulté de mener à bien le « projet ». Le reste du cast évolue dans un simulacre d’inconscience, étranger à l’entreprise de déshumanisation qui se déroule de l’autre côté du mur, sous entendu à l’image du peuple allemand dans son ensemble. La mère de l’épouse de Höss, venue rendre visite à sa fille, ne fait pas de vieux os. « Ça pue », qu’elle dit… C’est bien la seule à se sentir mal à l’aise.
Pour pimenter un peu tout ça inutilement, Glazer saupoudre son film de petits délires avant-garde. C’était déjà le cas avec Under the skin, film d’un réalisateur de clip qui s’ignore, avec ses « effets » et ses délires expérimentaux. Ici, ils sont complètement anecdotiques et dérisoires. On pense à l’utilisation insignifiante de la caméra vision de nuit (dans Metal Gear Solid, ça avait un sens). Comme dans Lost et son opposition entre le bien et le mal ; le noir et le blanc, disséminés partout dans la série, des pièces de backgammon aux chemises respectives de Samuel et Jacob, sont utilisés par Glazer en opposition inversée. Il a trouvé judicieux de représenter la seule bonne action du film (la jeune fille polonaise cachant de la nourriture à l’intention des prisonniers du camp) en vision de nuit. Quelle lumière ! Son speech aux Oscars, en soutien aux Palestiniens, était un peu plus brillant.